Comme souvent, le théâtre de l’Athénée propose avec son Ariadne Auf Naxos un spectacle d’une grande qualité que la salle applaudit chaque soir avec beaucoup d’enthousiasme. Le livret (d’Hugo von Hofmannsthal ) de cet Opéra de Richard Strauss créé en 1916 puis remanié dans une seconde version, ici mis en scène par Benjamin Lazar, présente une histoire double : d’abord, celle de deux compagnies d’opéra qui doivent trouver à cohabiter sur la scène d’un mécène aussi riche que capricieux (c’est le prologue), puis le spectacle qui résulte de ce mélange improbable (c’est l’acte unique), où Ariadne délaissée par Theseus sur une île déserte fréquentera une bande de 4 garçons hauts en couleur et une fille volage au moment même de l’acmé de sa solitude. Voici déjà de quoi fournir les promesses d’un grand opéra où le compositeur autant que les interprètes auront à jouer sur différents registres en réinterprétant les codes des genres.
Premiers rôles féminins…
Les codes des genres, ce sont d’ailleurs un peu ceux du genre dans un premier temps, puisque le rôle du compositeur (dans l’opéra est mis en scène un compositeur d’Opéra, ô vanité) est tenu par une femme, mezzo-soprano. Dans Ariadne auf Naxos, le rôle de la femme est central, c’est peut-être pour cette raison que le troisième personnage clef devait être tenu par une femme – au-delà d’une explication lyrique dont la justification n’est pas de mon ressort. Tout tourne autour de la femme ici, et de son appréhension du monde tandis que les hommes apparaissent comme des jouets ou des serviteurs (à l’exception du compositeur, donc… et encore !).
Si elles sont au centre du monde, celui-ci est dépeint comme instable, inconstant – et la femme est faible, parfois volage : comment pourrait tourner rond un environnement basé sur de telles personnages ?! Quelle soit romantique, cynique, ascétique ou hédoniste, la femme ne parvient pas à ses fins. Ainsi, Ariadne amoureuse abdique de ses principes tandis que la Zerbinetta volage se dit fière de ses mœurs mais avoue une fêlure, une envie de se poser et de trouver l’amour. Aucune ne parvient donc à satisfaire ses envies.
Un Homme aussi est faible, puisque le personnage du compositeur accepte de mélanger son art à celui de l’Opéra bouffe un peu par séduction du personnage de l’actrice jouant Zerbinetta, qu’il avait d’ailleurs admirée avant de savoir qui elle était. Un autre homme est puissant : c’est le mécène. Il n’est pas présent et parle d’une voix synthétisée, par haut-parleur, parfois remplacée par la voix d’une femme. Est-ce un couple ou un rééquilibrage ? C’est un peu le deus ex machina, le vrai deus ex machina d’un opéra où la divinité semble être vue comme un mirage insaisissable sublimant la trivialité de ce monde. Est-ce vraiment le dieu Bacchus qui vient libérer Ariadne de sa condition solitaire ? Non, c’est le garçon qui remplace le suivant, nous fait comprendre Zerbinetta : « toujours un homme vient faire succomber une femme » fredonne-t-elle pleine d’une mélancolie sans une once de coquetterie.
De l’art divin à l’art putain
Le mélange des genres, des personnages, des tromperies, des envies… Le mélange des attitudes nous fait penser au mélange d’un art légitime éthéré et pur avec un art populaire prosaïque et sale. Symboliquement, ce mélange est continué dans un geste unissant la salle et la scène, espaces utilisés avec indifférence par les personnages, voire même avec malice dans un jeu quelque peu burlesque.
Ce jeu fait partie des éléments les plus intéressants de la mise en scène. En mêlant les deux registres, on se retrouve avec un opéra lyrique pendant lequel le public tape des mains à la cadence d’une musique de foire illustrant une scène grotesque. La salle appartient à la scène, qui elle même appartient a la fosse d’orchestre. Les espaces se mêlent et partout où l’on regarde il y a des corps. Car du coup, les spectateurs tapissant la salle prennent de l’importance aussi, réalisant une peinture maniériste amplifiées par les sous entendus charnels des acteurs. Et hasard de ma place, mais lorsqu’un interprète vient se placer juste derrière moi pendant une partie du spectacle ou il ne joue pas, je suis en quelque sorte aussi sur scène.
Le procédé commence à être connu cependant, même s’il est justifié par le méta-discours de l’art qui parle de lui-même en jouant dans le prologue cette histoire qui met en place une intrigue imbriquée. Le procédé date un peu même s’il est bien maitrisé, contrairement à ce qui n’est selon moins pas convainquant : à savoir le décor et l’agencement de la scène. Celui-ci se compose de différents plateaux techniques et d’une moitié des musiciens eux-mêmes – les cuivres et les caisses notamment, instruments rutilants et clinquants. Certes, le spectateur indulgent comprendra la volonté de jouer sur un décor qui reproduit les coulisses, voire d’aller jusqu’à une Illusion comique, mais au final la performance ne prend pas en compte cet aspect et les chanteurs se retrouvent cantonnés a un petit bout de scène, avant donc d’en déborder. Est-ce voulu ? Il y a de grandes chances ! Ce qui reste intellectuellement stimulant n’est pourtant pas plaisant à l’œil.
Mais, allez, n’en tenons pas rigueur, convaincu par le propos initial de la pièce : l’art est un ciment face aux querelles de chapelles, il est une réalité maitrisée face aux incohérences de la vie. Fortement remontés les uns contre les autres, les deux compagnies se retrouveront au sortir du prologue unies par la volonté de faire Art, fut-il hybride et dans des buts différents. Même si le dogme de l’art fait regretter au compositeur, de manière ultime, d’avoir renoncé à sa position entière et cédé aux volontés fantasques du mécène. L’art est une chapelle, dit-t-il, mais justement l’opéra nous explique que les croyances ne sont que des fards aveuglants de la réalité.
Que ce soit par l’art qui transfigure le quotidien, les dieux ou les illusions, on parle beaucoup de magie dans l’intrigue, mais c’est surtout pour s’en moquer. Car l’intrigue imbriquée elle-même dévoile une Ariadne qui se gonfle de grands mots mais qui succombe finalement d’un second amour. Un amour dont la libérée Zerbinetta se fait un idéal de vie. C’est romantique en diable mais dans un contexte de double discours, cela devient ironique. C’est la légèreté de l’Opéra bouffe qui triomphe en réalité sur la sagesse tragique de l’Opéra lyrique, car la vie, le temps et les illusions auxquelles on se force ou non à croire prennent le pas sur le reste.
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