Le 20 février 2012, l’association Kleio des étudiants en histoire de l’université Paris Ouest Nanterre La Défense organisait une rencontre intitulée « Wikipédia, un outil pour l’historien ? », en présence de Rémi Mathis en tant que président de Wikimedia France (et conservateur au département des Estampes à la Bibliothèque nationale de France) et de deux représentants de l’université, Vincent Demont, maître de conférences et Benjamin Quenu, ATER.
Rémi Mathis a d’abord présenté dans les grandes lignes ce qu’est Wikipédia, avant de parler plus précisément du traitement de l’histoire par l’encyclopédie collaborative et de ses usages possibles dans ce domaine. Rémi Mathis est en effet arrivé à Wikipédia par l’histoire alors qu’il n’était encore qu’en thèse.
Après cette présentation, Vincent Demont et Benjamin Quenu ont présenté leur vision de Wikipédia, à la fois dans le cadre de leur mission d’enseignement que dans celle de recherche, et au travers de celle-ci, les intérêts qu’ils lui reconnaissent et les défauts qu’ils lui reprochent. Après un droit de réponse laissé au représentant de l’encyclopédie, le débat s’est ouvert à l’assistance composée d’étudiants, d’un professeur et de votre serviteur, représentant incognito des sciences dites « dures », terme employé par les historiens ce soir-là.
C’est justement à partir de ce point de vue extérieur que je vais essayer, sans reproduire l’ordre exact des échanges, de recomposer mon compte-rendu de cette rencontre à partir de la vision que j’ai de l’historien et de son métier, et en particulier de l’historien le plus fréquemment rencontré, qui est chercheur ou enseignant-chercheur. Pour définir le rôle de l’historien, citons François Bedarida, qui dans un article de la Revue historique intitulé « L’historien, régisseur du temps ? » [1], écrit :
« Comme sa fonction consiste à connaître et à déchiffrer le passé, il est celui qui fournit à ses contemporains les repères et les clefs nécessaires pour se situer dans le temps et se fixer une identité. »
L’historien, pour « connaître et déchiffrer le passé », doit partir à la recherche de sources, les contextualiser, les recouper, faire la connaissance des historiens qui l’ont précédé pour comprendre d’où ils écrivaient, et ce que cela implique sur l’interprétation de leurs travaux. C’est cette somme qui permettra à l’historien d’aujourd’hui de produire une nouvelle connaissance, qu’il doit, pour exister dans la communauté scientifique à laquelle il appartient et lui transmettre cette connaissance, publier dans des articles de revue ou dans des livres. Avant d’être acceptés pour publication, l’honnêteté et la qualité de ses travaux seront évaluées et validées par ses pairs. Et, papier de revue après papier de revue, livre après livre, on construit, ou du moins on espère le faire le mieux possible, une connaissance la plus complète et objective possible de l’histoire de l’Humanité.
Où, dans cette (brève) présentation de la recherche en histoire, l’outil Wikipédia peut-il venir se rendre utile ? Peut-il répondre à certains besoins de l’historien, et si oui lesquels ?
Wikipédia et la recherche en histoire
Le premier point d’achoppement de la rencontre, dans le contexte de production de connaissances que l’on vient de citer, celui de l’interdiction de publier sur Wikipédia des travaux inédits : l’encyclopédie est basée sur la synthèse d’un savoir vérifiable et donc déjà publié et validé. Même s’il reste toujours à vérifier qu’entre le texte écrit sur Wikipédia et celui de la source référencée il n’y a pas de biais, et si cette source elle-même est sûre. L’historien est rôdé à la question, faire ce travail de vérification fait partie intégrante de son métier.
La question qui s’ensuit naturellement, si l’historien a vocation à publier ses travaux dans des livres ou revues pour qu’ils puissent être ensuite utilisés comme références dans Wikipédia, c’est : doit-il également produire lui-même les notices Wikipédia (de vulgarisation ?) qui vont citer ses propres travaux ? Si ce n’est pas lui qui le fait, qui d’autre le fera ? Et s’il doit le faire, quand peut-il le faire ? En effet, revenons sur un plan très pragmatique qui est celui du contrat pour lequel est employé le chercheur. Son planning n’est pas prévu pour accueillir la création de notices Wikipédia, sa fiche de poste n’inclut pas cela dans ses missions. C’est « en plus ».
Mais soit. Imaginons un chercheur heureux qui aurait beaucoup de temps et pourrait se consacrer à l’écriture d’une notice Wikipédia sur l’un de ses sujets de prédilection. Les chercheurs présents ont très vite soulevé le problème qui se pose à eux : lorsqu’ils auront trouvé les bons mots pour exprimer la nuance exacte dans leur texte, qu’adviendra-t-il de celui-ci si tout un chacun, potentiellement novice, mal informé, voire mal intentionné, s’en empare ? Si l’on peut supposer qu’un novice sans mauvaises intentions ne va pas éditer et dégrader le contenu, que dire des deux autres ?
L’éditeur mal formé et mal informé n’est-il pas plus dangereux que le vandale ? Vincent Demont prend l’exemple de l’économie pendant la guerre de Trente Ans. Sur ce sujet, des informations erronées ont été publiées dans les années 40 et reprises sans être vérifiées dans un ouvrage des années 70. Ainsi, nombre de personnes pourraient en toute bonne foi prendre ces sources comme références pour remplacer le travail de Vincent Demont, qui après des années de recherche a pu établir une version plus proche de la vérité. Benjamin Quenu évoque lui la mauvaise expérience d’avoir vu l’un de ses articles dégradé par des contradicteurs qui étaient vraisemblablement des partisans extrémistes souhaitant faire disparaître les énoncés historiques qui n’allaient pas dans leur sens. Que faire face aux « fabricants de rumeurs » [2] ? Que peut Wikipédia contre ces risques, et qu’est-ce que cela implique pour l’historien ?
En théorie, les outils sont là pour parer aux deux difficultés, celle de la mauvaise information et celle de la mauvaise foi. Les commentaires sur les éditions et la page de discussion attachée à chaque article doivent permettre d’argumenter afin de convaincre ou de construire ensemble un contenu qui fasse consensus. Dans le cas de la mauvaise foi, si des utilisateurs Wikipédia viennent à dégrader du contenu sans expliquer leur geste, il est possible de réussir à les faire bloquer pour vandalisme (mais ils peuvent toutefois revenir sous une autre identité…). Dans tous les cas, ces deux opérations prennent un temps non négligeable et engagent l’historien qui aurait produit un contenu à le surveiller pour une durée indéterminée. Est-ce là son rôle ? Est-ce là son rôle, même si cette caractéristique de Wikipédia lui donne l’occasion de rentrer en contact avec ses contradicteurs et peut-être confrères ? C’est peut-être là une esquisse d’un levier pour l’adoption de Wikipédia par les historiens : si les autres s’en saisissent, c’est leur point de vue, tout erroné et subjectif qu’il puisse être, qui sera lisible sur ce site qui est en première page, voire le premier résultats de recherches sur Google de plus en plus nombreuses.
Wikipédia et l’enseignement de la méthode historique
On appréhende donc Wikipédia comme un outil, non de recherche qui viendrait supplanter le processus (lui aussi imparfait, soit dit en passant) d’évaluation par les pairs, mais comme un outil de partage de la connaissance. On rétorquera qu’il a fallu bien des discussions pour en arriver à cette conclusion alors que Wikipédia s’annonce comme une encyclopédie collaborative. L’encyclopédie Wikipédia adresse donc peut-être plutôt une autre mission des historiens, celle d’enseigner à la génération suivante l’histoire mais aussi et surtout le travail de l’historien.
Et si Wikipédia a quelque chose à apporter à cet enseignement, c’est justement la leçon de la méfiance, celle du questionnement nécessaire des sources et de leur contexte, quelles qu’elles soient.
Ainsi, si pour toutes les raisons qui nous font craindre la présence d’informations erronées ou du moins mal présentées sur Wikipédia, on ne peut pas se permettre de donner à ses étudiants le lien vers un article Wikipédia en lieu et place d’un cours (alors qu’on peut les envoyer vers des sources classiques alternatives ayant subi une validation académique), on peut le leur donner pour leur apprendre à douter. C’est ce constat qui amène Benjamin Quenu à faire travailler ses étudiants sur quatre articles tirés de l’encyclopédie : le premier est faux, le deuxième fait l’objet d’un débat d’édition, le troisième est qualifié d’article de qualité alors qu’il ne l’est pas, et le dernier est un article de qualité qui n’est pas signalé comme tel. Rappelons que l’appellation « de qualité » est attribuée à l’issue d’un processus démocratique. Vincent Demont, de son côté, fait travailler un semestre durant ses étudiants sur le traitement encyclopédique d’un sujet qui doit être au final posté sur Wikipédia, afin qu’ils comprennent le fonctionnement et les exigences de cette encyclopédie.
La rigueur de vérification ayant été enseignée aux étudiants, notre professeur se pose une question : est-il plus rapide de consulter Wikipédia et d’effectuer ensuite tout le travail nécessaire de vérification/recoupement sur les informations qu’on y trouve, ou d’aller directement en bibliothèque ou vers des sites académiques spécialisés ? Je n’avais jamais songé à évaluer le temps nécessaire pour disposer d’une information validée.
Il faudrait, pour gagner du temps, que l’on puisse savoir que les articles, que certains articles sont relus, surveillés régulièrement par des spécialistes reconnus. Mais justement, non, c’est actuellement impossible puisque cela vient à l’encontre du principe de Wikipedia suivant lequel tous les contributeurs sont égaux. Ce qui soulève la réaction de l’un des professeurs, réaction que je n’ai pas manqué d’avoir précédemment au sujet d’autres projets de contenus crowdsourcés : « Dans quelle mesure, faire participer le public à la connaissance, ce n’est pas un leurre ? ». Comme une bouteille à la mer, j’ai suggéré aux historiens présents de s’inscrire à Wikipédia pour au moins mettre les articles sur leurs sujets de spécialité dans leurs listes de suivi, ce que j’ai fait moi aussi pour les miens.
Imaginer un histoire sans historiens, vraiment ?
Sous les angles de la recherche et de l’enseignement, on a donc pu au cours de cette rencontre éclaircir les principes de fonctionnement de Wikipédia, soulever quelques unes des particularités qui peuvent alimenter la pédagogie sur le travail d’historien ou engager l’historien, en tant que gardien de la vérité, à s’y impliquer.
Mais il reste une caractéristique de Wikipédia qui l’empêche d’être, en tant que tel, un outil pour les historiens d’aujourd’hui et de demain, ceux qui retrouveront les très longs historiques des modifications de ses pages.
L’identification de l’auteur est aussi fondamentale dans la méthodologie historique qu’elle est étrangère au principe de Wikipédia. Sans identification de l’auteur, plus de responsabilité éditoriale, ni de possibilité d’analyser le contexte dans lequel celui-ci écrit, impossible de savoir d’où il écrit. Sans parler d’un autre inconvénient concernant la citation et la contextualisation : comment citer un texte qui est par définition mouvant ? Faut-il citer une révision particulière de celui-ci, au risque de passer à côté de la nature collaborative pour utiliser Wikipédia comme un conteneur de documents dont l’évolution n’est pas nécessairement positive ?
Est-il possible d’imaginer construire l’histoire sans historiens, au sens de : est-il possible d’écrire l’histoire de l’Humanité en faisant l’économie des personnalités par lesquelles elle passe, par lesquelles elle est filtrée ? Peut-on démontrer qu’une page Wikipédia tend vers la vérité quand le nombre de ses lecteurs et éditeurs tend vers l’infini, ce dont on est encore bien loin ? Et peut-on le faire sans hypothèse sur la sagesse et l’érudition de ses utilisateurs ? Si ce n’est pas possible, faut-il laisser la possibilité aux historiens, et plus généralement aux scientifiques, et encore plus généralement à tous les utilisateurs prêts à le faire et à assumer la responsabilité de leurs éditions, d’utiliser leur identité réelle, et ce de manière vérifiée ?
[1] Article à retrouver dans son intégralité sur Gallica : L’historien régisseur du temps ?
[2] « Car voilà bien le paradoxe de notre époque : les professionnels de l’information, qui savent vérifier, sont devenus les otages des fabricants de rumeurs. » : écouter la chronique de Brice Couturier dans la matinale de France Culture du 7 mars 2013, intitulée « La démocratie au risque de la paranoïa »
La question du devenir de la profession d’historien a également été récemment abordée par l’excellent programme de France Culture « Les Lundis de l’histoire », le 4 mars, dans l’émission intitulée « Profession, historien », par Roger Chartier avec Christophe Granger, éditeur, Romain Bertrand, directeur de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques et Patrick Boucheron, professeur d’histoire du Moyen Âge à l’université de Paris 1.
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