Le Centre Pompidou organisait le 26 mai 2011 une table ronde en forme d’annonce de son nouveau site à venir, le Centre Pompidou Virtuel. Au centre du débat, la question de la forme que peut, doit prendre le musée sur Internet à l’époque des échanges globalisés et immédiats de l’information et de l’importance croissante des réseaux sociaux dans les stratégies de trafic de ces institutions de plus en plus contraintes par des objectifs de rentabilité.
Pour en parler, la table ronde comptait Alain Seban, directeur du Centre Pompidou, Marc Sands, directeur des publics et de l’information de la Tate Gallery, Carlo d’Asaro Biondo, vice-président de Google, Bernard Stiegler, philosophe et directeur de l’Institut de Recherche et d’Innovation, et était modéré par Brice Couturier, producteur de l’émission Du grain à moudre sur France Culture.. Chaque invité est intervenu pour présenter ses réflexions et/ou ses projets. Je vais reprendre ici l’essentiel de ces interventions, en me permettant de les réordonner d’une manière qui me semble adaptée.
Bernard Stiegler : le web 2.0 dans un devenir sémantique producteur d’ontologies
Je replace cette intervention en premier puisqu’elle vient d’un philosophe qui n’est pas impliqué dans une forme particulière de solution à la question du musée virtuel, et s’est plutôt attaché à introduire le contexte nouveau dans lequel se situe le contenu virtuel, et à y associer un vocabulaire. Bernard Stiegler a mis en valeur l’aspect social et bilatéral du web 2.0 comme étant à la fois un redéploiement de l’activité critique et une remontée des amateurs à la surface. Précisons que dans le discours de Stiegler, le terme d’amateur n’est pas nécessairement péjoratif, ne s’oppose pas diamétralement à la figure de l’expert. On pense aux interrogations de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans l’introduction de Qu’est-ce que la philosophie ? L’amateur serait un « ami de », un « amant de » ou pour mieux le dire un prétendant. Ce qui fait dire à Stiegler qu' »un bon commissaire d’exposition est un amateur ». L’activité de ces amateurs présenterait un double avantage : pour eux d’abord, puisqu’elle leur permet d’avoir un rapport moteur à ce qu’ils jugent et donc d’effectuer leur perception. Deuxième avantage, la production d’opinions qualifiées par ces mêmes amateurs. On a parlé d' »ami de », on pourrait aussi le décliner en « familier de » : comme un indigène de la forêt amazonienne ou de Paris sait lire et reconnaître dans un torrent d’informations sensorielles celles qui sont pertinentes et les qualifier, l’amateur d’art peut utiliser les techniques nouvelles d’annotation, de tagging, pour produire une intelligence critique sur les oeuvres, les expositions et leurs commentaires. Le web sémantique appliqué au musée est prêt à naître au sein de ces ontologies produites par les visiteurs.
Carlo d’Asaro Biondo (Google) : Le musée virtuel ? On sait faire.
Le musée virtuel chez Google, c’est le Google Art Project. J’en ai déjà parlé ici : c’est, à base de technologie Google Street View, le prototype de la promesse d’accomplir le cahier des charges contenu dans l’expression « musée virtuel ». C’est justement pour ça qu’elle me déplaît, cette expression. A partir de force photos des lieux et de numérisation des cartels et d’une partie des oeuvres (conservatisme sur les droits oblige), Google Art Project reconstitue en partie les galeries d’une petite vingtaine de musées pour tendre vers la restitution de l’impression de promenade.
C’est ce que je prends comme exemple d’application du concept de musée virtuel ne profitant pas de l’enrichissement que peut apporter le web. Pas de parcours, pas de médiation, le visiteur est aussi libre qu’il est potentiellement perdu dans ces salles désespérément vides, si on ne l’aide pas à trouver son chemin. On m’objectera avec raison que d’abord Google n’est pas un musée et n’est donc pas tenu à cette mission, et qu’ensuite c’est une société cotée en bourse et pas un service public à visée éducative…
Alain Seban (Centre Pompidou) : une profusion de contenus intelligemment indexés… et lisibles ?
Pour son Centre Pompidou Virtuel prévu en version beta pour le mois de septembre 2011 et en version finale pour novembre 2011, le célèbre musée parisien d’art moderne et contemporain commence par se définir en se différenciant (comme le fera la Tate, et je les apprécie pour cela) de l’approche Google : on doit conserver le rapport à la physicalité des oeuvres, ne pas essayer de le remplacer, et profiter du numérique pour montrer ce qui est caché dans le musée réel : caché parce que c’est immatériel, caché parce que c’est passé, caché parce que les espaces du Centre Pompidou ne permettent pas d’exposer toute la richesse de son fonds. L’objectif c’est donc de mettre en place une gigantesque action de numérisation d’oeuvres, de savoirs, et de les mettre à disposition sur le site à venir du Centre Pompidou Virtuel, en reprenant à son compte les potentialités du web sémantique décrits par Bernard Stiegler pour indexer cette masse de médias.
Si ce projet ambitieux, qui s’accompagne d’un plan de libération progressive des droits de diffusion des ressources, représente un apport inestimable pour les spécialistes, critiques, étudiants, chercheurs, il présente à mon avis deux erreurs de forme. La première concerne la navigation, qui semble ne proposer que d’évoluer à partir d’un point d’atterrissage initial en suivant le maillage sémantique, de relation en relation, les noeuds de ce maillage pouvant être loin d’évoquer quoi que ce soit au visiteur. Celui-ci se trouve, comme dans Google Art Project mais cette fois-ci à un degré non plus spatial mais conceptuel, devant une liberté totale toujours aussi perturbante. Ce n’est pas gênant, au contraire, pour le spécialiste, mais je suis convaincu (peut-être est-ce ma conception française classique du processus de constitution d’une culture cultivée qui me le fait dire) que le néophyte a besoin qu’on lui montre, ne serait-ce qu’un peu, le chemin avant qu’il ne puisse l’arpenter tout seul. Je ne sais pas comment la navigation dans un tel réseau sémantique peut être facilitée. Peut-être justement par des moyens sociaux, en valorisant les noeuds qui portent le plus de contributions ? La deuxième erreur que je vois vient aggraver la première et tient dans l’aridité du design du site (je parle, je le précise, d’une version initiale qui devrait évoluer en fonction des retours des testeurs) : les différents noeuds et ressources en relation avec le sujet de la page visitée sont présentés les uns après les autres, alignés à gauche en une étroite colonne sur un fond blanc. Je ne suis pas un expert en ergonomie ou en présentation de l’information, mais je pense qu’une présentation en graphe serait possible. Attendons impatiemment de voir les évolutions d’ici la beta de septembre !
Marc Sands (Tate Gallery) : rendre possibles des rencontres
Le nouveau site de la Tate Gallery est lui prévu pour le mois de novembre, et représentera je le crois un modèle. Je ne ferai que paraphraser Marc Sands en disant que le site actuel de la Tate correspond à la première forme qu’ont pu prendre les musées sur le web, celle d’une brochure qui ne sert qu’à vendre des billets ou des produits dérivés. S’inspirant pour la prochaine version non pas des autres sites de musées mais des récents sites de grande distribution ou de journaux, la Tate crée déjà une nouvelle forme qui travaille l’accessibilité au plus grand nombre. Dans ses contenus, le site à venir ne fait pas le choix d’un seul segment de public mais présente des sections et fonctionnalités dont certaines pourront être repérées et utilisées par les néophytes ou le jeune public qui y trouveront parfois un chemin pédagogique adapté, parfois une manière non académique d’aborder l’art, tandis que d’autres sections, que les spécialistes reconnaîtront elles aussi simplement par le champ lexical les désignant, permettent une recherche détaillée dans les fonds et ressources académiques associées. Dans cette structure s’intègrent tout un ensemble de modules sociaux qui permettront de faire vivre le site en établissant un lien entre les artistes ou acteurs du musée et les visiteurs du musée, ou du site du musée. L’écosystème ainsi produit donne envie de s’y impliquer. Rendez-vous donc en novembre pour voir comment les maquettes de ce site, présentées lors de la table ronde, vont prendre vie et rencontrer le public.
Et si vous voulez vivre ou revivre la table ronde, voici la captation vidéo :
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