[Monumenta2010] Table ronde : l’Art et la mémoire

Je rapporte ici l’essentiel des échanges concernant l’œuvre de Christian Boltanski et son rapport à la mémoire, par l‘intermédiaire d’objets et d’histoires racontées. Le reste des échanges était plus éloigné de ce thème et concernait la possibilité du traitement de l’horreur génocidaire par les artistes.

Participaient à cette discussion, Bernard Marcadé, critique d’art, Okwui Enwezor, critique d’art et commissaire d’exposition, notamment directeur de la Documenta de 2002, Rithy Panh, cinéaste, rescapé des camps de travail des khmers rouges, Luc Sante, écrivain, critique littéraire et essayiste, et Christian Boltanski.

La discussion commence avec Bernard Marcadé, qui présente bien sûr Christian Boltanski dans le contexte de cette table ronde : artiste de la mémoire sous toutes ses formes : mémoire individuelle et collective, vraie et fausse, petite et grande. L’œuvre de Boltanski mêle les trois dimensions du souvenir, de la mémoire et de l’Histoire. Il pose aussi la question du lien entre Duchamp et Boltanski, deux artistes proches par leur aversion des racines : Duchamp est devenu américain pour couper ses racines, Boltanski erre dans l’Histoire et refuse de s’installer dans une histoire particulière.

Okwui Enwezor confie un sentiment d’étrangeté lié à son identité d’américain d’origine nigérienne. L’Afrique n’est plus pour lui un lieu mais un souvenir, si bien que la représentation qu’il en connaît n’a rien à voir avec ses souvenirs. Il s’interroge sur la possibilité, ou plutôt pense qu’il est impossible pour l’art contemporain d’exprimer des souvenirs traumatisants. Est-il possible de dépasser cette réticence, de faire face au résidu de ce qui reste de mémoire
après le vécu, dans la création contemporaine ?

Christian Boltanski confirme que l’artiste ne peut représenter la réalité, mais doit se contenter d’une version dégradée, de ce résidu de réalité, éventuellement déformé, qu’est la mémoire. Une mémoire aussi liée à un monde rêvé auquel nous appartenons en plus de la réalité, un monde lié à notre enfance et aux histoires qu’on nous a racontées. Dans son travail sur la petite mémoire, il souhaite que chaque personne retrouve sa propre histoire.

Luc Sante raconte lui aussi son trouble vis-à-vis des ses origines : le lieu de sa naissance se confond avec le temps de sa naissance, comme ses souvenirs de Belgique et des Etats-Unis dans son enfance se mélangent. Ce qu’il en reste c’est la trace de ce qu’était ce temps pour lui, puisque ces racines, si fortes soient-elles, n’existent plus. La conséquence de cette absence de racines est qu’il ressent le patriotisme comme une fiction, ne se sent appartenir à aucune nation. Il lit d’ailleurs dans l’œuvre Personnes de Boltanski, objet de Monumenta 2010 au Grand Palais, un symbole d’une humanité associée, rassemblée, non différenciée, égale devant la fin. Le bruit des battements, le froid, l’espace du Grand Palais le fait qualifier l’œuvre de « gare du Jugement Dernier ». Lui aussi essaie d’écrire l’histoire de ceux qui ont été oubliés, perdus par l’Histoire.

Rithy Panh, lui, travaille plutôt avec la grande Histoire, fait de sa création un acte politique, et se méfie de la mémoire : plus on travaille avec les objets de la mémoire, plus on la perd. Par contre il voit un lien entre l’œuvre de Christian Boltanski et la culture de son pays d’origine : Boltanski garde les images des morts en les accompagnant de lampes, au Cambodge on les garde avec de l’encens. Ce culte des objets du passé, représentations des disparus, le rend proche d’une forme d’animisme.

Okwui Enwezor est très intéressé par ces objets qui sont incomplets, ne sont qu’un moyen, un media vers quelque chose de plus complet. Pour autant, dans l’œuvre Personnes, les vêtements n’évoquent pas pour lui des présences mais des absences, une incomplétude. L’œuvre de Boltanski est donc pour lui un engagement très puissant pour lutter avec, contre ce qui n’est pas complet. Il précise enfin qu’en Niger, quand quelqu’un décède, on retourne sa photo, on la cache : on ne veut pas transférer sa mémoire dans l’image qui reste de lui, mais la garder dans les esprits.

Christian Boltanski ajoute que bien souvent, ce n’est plus du visage du disparu dont on se souvient, mais de la photographie qui reste de lui… Son travail consiste à essayer de préserver chaque être, de faire revenir les ancêtres. Il va encore plus loin en lançant que, tous, nous ne sommes que des puzzles d’ancêtres, notre visage, notre esprit, sont des morceaux de morts. Nous portons en nous nos ancêtres morts, comme nous portons l’enfant que nous étions et dont les traces malheureusement s’amenuisent depuis notre plus bas âge, où nous possédons peut-être une connaissance énorme, celle d’avant notre naissance, Enfin, il rappelle qu’il qualifie toujours son œuvre de ratage complet, puisqu’on ne peut rien sauvegarder. Que plus on accumule de preuves de l’existence passée d’une personne, plus on ressent son absence.

Bernard Marcadé apporte un éclairage sur les histoires et objets
moyens vers une transcendance, en citant une histoire qui est initialement celle d’un conte hassidique, qui raconte comment le Baal Shem Tov, pour se sortir d’une tâche difficile, alla dans un certain endroit de la forêt, alluma un feu et récita une certaine prière. Alors, son vœu fut exaucé. Son successeur, le Maggid de Meseritz,
devant une tâche semblable, alla sur le lieu du miracle et dit : « Nous ne pouvons plus allumer le feu, mais nous savons réciter les prières ». Pour lui aussi, le voeu fut exaucé. Rabbi Moshe Leib, une génération plus tard, ne sut pas faire davantage le feu, ni même réciter la prière. Mais il trouva l’endroit. Il fut exaucé. À la génération suivante, Rabbi Israël de Rischin, resta dans son château et, de sa chaise d’or, dit : « Nous ne savons plus faire le feu, nous ignorons la prière, et nous avons oublié jusqu’à l’endroit du miracle. Mais nous pouvons raconter comment cela s’est passé ». Lui aussi, fut exaucé. Christian Boltanski pose alors la question : l’histoire racontée est-elle plus importante que l’objet ?

Vous pouvez lire également mon compte-rendu de la carte blanche à Jean-Max Colard : l’Art comme science humaine

Cet article vous a plu et/ou vous fait réagir ? Partagez-le, laissez un commentaire ou abonnez-vous au flux RSS pour ne rien manquer des prochains !

Commentaires Facebook

Un commentaire

  1. 3 février 2010
    Répondre

    Tout ceci (il y en a beaucoup) me fait pousser deux idées.
    1) L’art EST la mémoire. De façon générale, si l’on prend un citoyen adulte dans la rue et qu’on lui demande ce qu’il sait sur une période de l’histoire, que répondra-t-il ? Il redonnera vraisemblablement les clichés simplistes qu’on lui a appris à l’école primaire (Jeanne d’Arc, Charles Martel, Marignan…). Et que pourra-t-il dire au-delà de ces clichés? Uniquement ce qu’il a vu au cinéma ou au musée ! Parce que le citoyen standard qu’on prend dans la rue aura rarement lu des ouvrages d’historiens.
    2) « Nous portons en nous nos ancêtres morts. » Voilà une perspective peu ragoûtante. J’imagine plus que nous portons en nous la mémoire des générations précédentes, plutôt que de nos ancêtres à nous spécifiquement. Ou alors en prenant le mot « ancêtre » au sens large.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *