Wovon Maschinen Träumen d’Ars Electronica, à Berlin

[NDLR : Nous accueillons aujourd’hui sur Carpe Webem la contribution d’Axel Norbelly (alias @axelarwak sur Twitter), actuellement chargé de développement au Cube, qui a visité la grande exposition proposée par Ars Electronica à Berlin. Dans un prochain article, il reviendra sur le débat art et business que cette exposition hébergée par Volkswagen soulève. Notez que si l’expo vous intéresse particulièrement, Axel a une bonne dizaine de livrets de l’expo sous la main, et qu’il peut en distribuer. — Guillaume]

Si on me demandait « De quoi les machines rêvent-elles ? », je serais bien embêté. Je pourrais répondre avec un haussement d’épaule et une longue explication que les machines ne rêvent pas. Ou je pourrais accepter la proposition poétique de la question, et imaginer contre toute logique ce dont les mille machines qui m’entourent rêvent pendant leur sommeil. C’est ce que nous invite à faire Ars Electronica à Berlin pendant deux mois, et on ne s’en privera pas.

L’Automobil Forum (propriété du groupe Volkswagen) renouvelle l’expérience de l’été dernier en proposant à Ars Electronica, la Mecque de la création numérique, d’investir une partie non négligeable de son gigantesque show-room à Unter den Linden, l’équivalent symbolique des Champs-Elysées berlinois. Dans le grand hall, on découvre donc une quinzaine d’œuvres et des artistes venus du monde entier, le tout orchestré par le célèbre Gerfried Stocker, directeur artistique d’Ars Electronica depuis maintenant 16 ans.

Des rêves de machines, mais pas que des moutons électriques

Ce qui frappe tout de suite en parcourant l’exposition, c’est la subtilité avec laquelle Gerfried Stocker a réussi à donner à ce petit ensemble le goût si particulier des grands rendez-vous d’Ars Electronica. Les œuvres sont étonnantes, toujours très poétiques, parfois drôles, voire cyniques. Le discours de l’artiste et le contexte sont mis en avant, sans empêcher le visiteur d’appréhender lui-même l’œuvre. Bourdieu serait content. On échappe aussi à l’exposition geekofantasque où l’histoire de la machine commence en 2159 sur une autre galaxie. La low-tech côtoie la high sans aucun complexe et on apprécie.

Du rêve, du rêve ? Mais qu’y a-t-il d’onirique dans cette exposition ? Il s’agit plus de fantasmes, de projections, de machines-exutoire qui s’offrent à nous comme un territoire symbolique d’expérimentations. Le rêve est un prétexte, une zone où l’interprétation est libre et fait office de vérité.

Approchons-nous de deux des œuvres exposées.

De l’érotique au comique

Sucer, lécher, embrasser. Avec vigueur, avec tendresse, avec passion. Voilà bien une activité proprement humaine. Les machines ne se font pas (encore) des mamours. Et pourtant elles le feraient bien nous fait remarquer Ben Cowden avec une série d’œuvres tout aussi drôles qu’aguichantes. « Eatin My Cake And Having It Too » est une langue en silicone humectée par un circuit d’eau intégré. On tourne d’abord autour de l’œuvre, intrigué. La langue pend, bavante, à quelques centimètres d’une sucette rouge. Difficile de ne pas ressentir le désir de la langue pour la sucette. Puis on remarque qu’un système de leviers permet de lever l’organe. On saisit la barre à pleine main et on commence à actionner le système avec des mouvements lents et réguliers. Avec un peu d’entraînement, on arrive vite à assouvir l’envie de la langue, qui laisse couler sur le socle le sucre léché. Difficile de rester de marbre. Et de ne pas rire.

Cowden, avec un dispositif assez simple, nous fait ressentir avec finesse la manière dont nous prêtons aux machines des sentiments et des volontés. Jeremy Rifkin, parmi d’autres, a très bien expliqué notre propension à personnifier ce qui nous entoure. Il n’y a là rien de nouveau. En revanche, ce qui change aujourd’hui, c’est la complexité de ces objets. En se dotant en autonomie et en intelligence artificielle, les machines augmentent leur capacité à accueillir en eux nos fantasmes et nos angoisses et ces derniers les façonnent en retour. On arrive donc peut-être à un syllogisme civilisationnel :

Les machines sont les représentations de nos fantasmes,
Or les machines deviennent nos compagnons de vie ;
Donc nos compagnons de vie sont nos fantasmes.

Après tout, rien de nouveau : guerres, unions, commerces et arts, qu’avons-nous créé qui ne soit pas le fruit de notre fantasme ?
Il faut donc faire attention à ce dont on rêve, car une machine pourrait le percevoir, et le rendre réalité.

De la partition à la révolution

Le piano est, je ne vous apprends rien, l’un des instruments qui possède le spectre sonore le plus large. Mais l’œuvre Deus Cantando repousse encore la limite d’imaginable. Aussi loin qu’on pu être menées les expérimentations sur cet instrument, jamais encore on avait vu un tel prodige : un piano qui proclame avec force un texte pacifique de la Cour Internationale de l’Environnement. Et uniquement avec le son de ses cordes, bien entendu. Peter Ablinger, Winfried Ritsch et Thomas Musil ont numérisé, traité et analysé le son de la voix d’un enfant lisant le texte, puis ils ont équipé un piano d’un piston pour chacune des 88 touches d’un piano. L’ordinateur réinterprète les données issues de la voix en notes, et en combinant les touches, il recrée le discours. Difficile à croire ? Voici une vidéo.

Présenté dans une petite salle fermée, c’est d’abord l’incrédulité générale des spectateurs qui s’affiche. Puis à grands efforts d’explication (fréquences, ondes, articulations…) le médiateur finit peu à peu par raisonner la salle stupéfaite. Le scepticisme se transforme alors en fascination.

Au delà de l’exploit technique, que nous dit cette œuvre ? Que se passe-t-il quand ce sont les machines qui nous donnent des leçons de civisme ? Sont-elles légitimes ? Oui : elles ont les données et une capacité d’analyse suffisante pour repérer certaines dérives de nos sociétés. Mais elles n’ont pas d’empathie. Or la protection de l’environnement est principalement une question de respect et de bienveillance envers son écosystème, et ensuite seulement de statistiques, pronostics et interprétations de données. D’ailleurs il n’y a qu’à écouter la « voix » de ce piano : agressive, stridente, désarticulée. Elle contient une information, et non un message. L’œuvre parle, donc on l’écoute. Mais honnêtement, sans notre humanité et notre bonne volonté, aucune œuvre n’a de sens, aucune machine n’a d’effet, et le discours devient diktat. Il y a dans cette œuvre toute la puissance d’un appel universel à l’empathie, un des plus grands enjeux actuels de nos civilisations.

Une scénographie qui laisse songeur

La perfection n’étant pas de ce monde ni de celui des machines, on regrette un peu la scénographie de l’exposition. Des voiles d’Esméralda, des cartels illisibles, des œuvres qu’on laisse glisser ou s’abîmer. On nous répondra que chaque chose a sa justification : les voiles, c’est le symbole du rêve, les cartels en miroir c’est en rapport avec la projection de soi… On n’y voit rien, c’est tout. On échappe à peine à la Loi des 10, qui stipule que 10% des œuvres dans une exposition d’art numérique ne fonctionnent pas. On s’attendait à franchement mieux, surtout après avoir vu le dernier Festival Ars Electronica dans l’étonnante Tabakfabrik de Linz.

Mais l’appel de chaque œuvre et la cohérence du tout nous font bientôt oublier les égarements, et on se plonge avec bonheur dans le fond de l’exposition.

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A 20h, le centre Volkswagen ferme. Les médiateurs débranchent les machines. En retraversant l’exposition pour sortir, les œuvres, immobiles sur leur socle blanc, font penser à des enfants endormis dans leur lit, au pensionnat.

Peut-être est-ce seulement maintenant que les machines commencent à rêver, et nous à rêver avec elles. Comme l’a très justement dit Maurice Benayoun lors du festival Bains Numériques à Enghien-les-Bains l’année dernière : « L’art numérique, ça commence quand l’électricité s’arrête ». Le rêve aussi ?

Wovon Maschinen Träumen
(« De quoi les machines rêvent-elles ? » ou « Ce dont les machines rêvent »)

Exposition d’Ars Electronica (commissaire d’exposition : Gerfried Stocker)
Volkswagen Automobil Forum, à Berlin, Unter den Linden 21.
Jusqu’au 28 août, de 10h à 20h
Entrée libre.

Axel Norbelly

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